Requiem de Gabriel Fauré

Daniel DESPOTHUIS
Peintures No 169 – Requiem de Gabriel Fauré – Série de sept peintures sur les sept séquences du Requiem de Gabriel Fauré – Techniques mixtes sur panneaux bois – 100×100 cm

En avril 2018 je terminais un tableau en hommage à Gabriel Fauré intitulé « Requiem pour un piano » ; ce tableau est désormais la propriété de « Musiques au pays de Gabriel Fauré ».
Je pensais avoir tout exprimé quant à mon ressenti à propos de l’œuvre de ce grand musicien et compatriote ; compositeur que j’ai mis du temps à découvrir et à apprécier étant plus sensible, pendant des années, à la musique germanique, la musique contemporaine et l’opéra. J’ai abordé Fauré, comme beaucoup de personnes, par l’écoute du Requiem, les Nocturnes pour piano et des pièces plus abordables comme l’Elégie opus 24 ou la Pavane opus 50 entre autres. Au fur et à mesure des écoutes, je me suis rendu compte de la complexité et de la richesse de cette musique. C’est donc d’une manière différente que j’appréhende aujourd’hui son œuvre après des écoutes répetées et des nouvelles recherches.
Quatorze mois après ce tableau hommage, j’ai réalisé un autre tableau, sans idées bien définies, que j’ai intitulé spontanement « Libera me » moi qui donne très rarement de noms aux tableaux. La force et l’énergie de ce tableau, quand je le regardais, provoquait en moi tant d’émotions que j’en avais les larmes aux yeux. Il me fût impossible alors de nier la réalité, je venais de créer un tableau qui se rattachait à une Messe de Requiem et de toute évidence à celle de Gabriel Fauré. C’est dès 1877 que Gabriel Fauré avait fait l’esquisse d’un « Libera me » qui sera complété en 1891, puis sera intégré au Requiem. Sans faire l’historique du Requiem, il se trouve que, hazard ou coincidence, le « Libera me » fût pour Gabriel Fauré et moi-même le point de départ et de rencontre d’une nouvelle création. Il me faut préciser que j’ignorais, lors de la création de ce tableau, que Gabriel Fauré avait lui aussi composé cette partie en premier ; je ne l’ai appris que bien plus tard. En effet, comme dit plus avant, à l’origine, pour Fauré et pour moi-même, ce « Libera me » ne faisait pas encore partie du Requiem, Requiem qui passera par plusieurs étapes avant sa, ou ses, versions définitives ( versions Musiques de chambre ou symphonique)( 1887-1900). Après plusieurs jours de réflexion, je pris la résolution de continuer l’aventure qui venait de s’amorcer, à savoir, composer sept tableaux sur les sept séquences du Requiem de Gabriel Fauré ; aventure audacieuse, un peu folle, risquée mais qu’il m’était difficile d’éviter. J’ai par le passé écouté des centaines de fois le Requiem de Fauré, au même titre que d’autres Requiem de divers compositeurs; j’ai donc repris l’écoute de la Messe de Requiem de Gabriel Fauré, plusieurs fois de suite, souvent, afin d’en approfondir toutes les nuances, les subtilités, la profondeur et ce avec des enregistrements discographiques différents. Etrangement, à titre personnel, je n’ai jamais trouvé ce que l’on appelle de version de référence, même si une ou deux ont ma préférence.
Mon intention n’était pas d’illustrer le texte liturgique, ce qui ne présente, à mon sens, aucun intérêt, mais plutôt de partager l’émotion qui se dégage de la musique de Fauré dans l’expression de cette Messe de Requiem, moment si particulier de la vie et de la mort d’un Homme, croyant ou non. C’est une expérience spirituelle que j’ai voulu vivre et partager dans ce qu’elle a de plus détaché des obligations ou contingences matérielles, d’un quelconque calcul financier. Jamais je n’aurais cru qu’elle fut si enrichissante dans cette recherche d’absolu. Plusieurs mois de travail et de recherches plongé dans une œuvre magistrale.
Je pourrais me définir comme un païen spirituel, empreint tout de même de toute une jeunesse de formation catholique que j’ai mis beaucoup de temps à évacuer pour en revenir à une recherche spirituelle plus conforme à mes exigences, dégagée de tout dogme et pressions morales. C’est dans un esprit libre que j’ai entrepris ce travail.
Rappelons briévement ce qu’est un Requiem.
Le Requiem ou Messe de Requiem est une messe de l’église catholique qui a lieu avant un enterrement ou lors de cérémonies de souvenir. C’est une prière pour les âmes des défunts. Son nom vient du premier mot, l’incipit, de l’Introït ; Requiem aeternam dona ei « ou eis » etc… Donne lui/donne leur le repos éternel …..
La Messe de Requiem comprend d’ordinaire dix séquences. L’Introït, le Kyrie, le Graduel associé au Trait, la Sequence (Dies Irae, Dies Illa), l’Offertoire, le Sanctus, l’Agnus dei, la Communion (Lux aeterna), le Libera me et le In Paradisum. Ce sont les formes primaires grégoriennes. Le Dies Irae est devenu facultatif en 1967 et a été supprimé de la messe en 1969.
Fauré dans son Requiem n’a retenu que six séquences, plus l’ajout du « Pie Jesu », extrait de la strophe finale du « Dies Irae ». « Pie Jesu » qu’utiliseront aussi Dvorak, Duruflé et Lloyd Webber. Fauré supprime le « Dies Irae » et ses frayeurs ainsi que le fera Maurice Duruflé ; seule apparait une préfiguration ancienne et peu développée dans le « Libera me » chez Fauré.
A ce jour plus de deux mille Requiem ont été composés. Les versions renaissances sont en principe a capella et environ mille six cents compositeurs ultérieurs ont utilisé des instruments pour accompagner les chœurs et les solistes. Chaque compositeur utilise ces séquences à sa façon et peut omettre des parties de la liturgie.
On a souvent parlé à propos du Requiem de Fauré de « berceuse de la mort » . Je préfère le qualifier de recueillement spirituel, proche des Requiem grégoriens. D’ailleurs les « mélodies » de Fauré s’apparentent aux chants du Requiem grégorien de l’Abbaye d’En Calcat. La musique rajoutée par Fauré souligne ces chants d’une douceur et d’une sérénité plus proche d’une méditation sur la mort que d’un effroi ou d’une morbide démonstration. C’est une rupture significative qu’opère Fauré dans son Requiem, rupture qui lui sera reprochée souvent, voire même sévèrement critiquée. On est loin ici de la truculence de Mozart, l’emphase de Berlioz, l’effroi de Ligeti ou de l’opéra de la mort de Verdi, pour ne citer qu’eux.
Francis Poulenc le trouvait détestable, assurant que c’était pour lui « un vrai supplice », « qu’il lui ferait perdre la foi ». Pour Pierre Boulez, c’était « de la bouillie ».
J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour la musique de Pierre Boulez mais là je trouve son jugement bien trop sévère et un tantinet ostrasiste.
«Mon Requiem à été composé pour rien, pour le plaisir, si j’ose dire» disait Gabriel Fauré, ce qui rompt le lien que l’on pouvait établier entre sa création et les données biographiques (mort de son père 25 juillet 1885 et celle de sa mère 31 décembre 1887) comme le precise Jean Michel Nectoux. Rappelons que Gabriel Fauré né en 1845 et mort en 1924 avait entre 42 et 55 ans lors de la création du Requiem, donc encore relativement jeune et ne pensait surement pas à sa propre mort. Comme l’a bien observé Vincent Rollin dans une étude de 2007 Fauré entend embrasser l’humanité toute entière et non plus les seuls fidèles de l’église catholique et Romaine, ce qui éclaire la renommée presque universelle de ce Requiem.
Sur le plan des commentaires musicaux, Jean Michel Nectoux considère que (la stucture du Requiem est ordonnée très rigoureusement autour du « Pie Jesu », solo de soprano, point central de la construction à partir duquel elle rayonne).
Je ne contesterai point ces affirmations étayées de démonstrations musicales qui dépassent me capacités, mais dans le domaine du sensible je préfère considérer le Requiem comme une progression et une transformation spirituelle d’un état à un autre se terminant en espérence de paix intérieure.

Voyons maintenant l’interprétation plastique que j’ai donnée, au travers des sept tableaux correspondant aux sept parties du Requiem de Gabriel Fauré.
Tout d’abord quatre éléments de base sont communs à ces sept tableaux : La terre (terreau de jardin), le pigment noir (Terre noire Romana), le jaune et le blanc. Viennent ensuite s’y ajouter des éléments plastiques tel que la gaze, la paille, le métal, des filets, du tissus, de la corde.
Tous ces éléments, de base et additionnels, sont pour moi chargés de leur énergie propre et de la symbolique que l’on peut leur conférer, comme il est courant dans le reste de mon travail en général ; pour être plus clair, je capte les énergies de chacun des matériaux qui conjugées entre elles donnent une énergie globale, une force unique et particulière à chaque tableau.

Introït & Kyrie
Utiliser la terre, comme dans tous les autres tableaux d’ailleurs, est un geste fort en intervention plastique ainsi qu’en signification. Outre le fait que j’utilise cet élément concret pour son énergie, comme spécifié plus haut, son sens symbolique, sa projection psychologique, on peut le ramener à son sens premier surtout dans le cas d’un trépas. Bien sûr il nous faut transcender tout cela pour ne pas tomber dans le morbide, aux antipodes des desseins de Fauré et au miens aussi.
La mort est advenue ; tout le monde la connait mais nul ne sait ce qu’elle est, quel est son après. La terre, probable ensevelissement des corps se déchire, se transforme en croix, s’élève, élément spirituel fort. Des traces jaunes soulignent ce déchirement ; est-ce la lumière de la vie qui disparaît ou celle d’un au-delà qui apparaît ? La corde est-elle l’attachement au monde des vivants ou celle qui nous lie désormais à la mort qu’il nous faudra aussi quitter, plus tard…. Les liens se dénouent, liens de la vie, de la mort. Bande blanche, tristesse de ceux qui restent, souillures de nos vies passées, larmes du détachement ?

Offertoire
Lors de la composition de cette partie Fauré à modifié le texte lithurgique, supprimé certains passages afin d’en condenser la teneur expressive, d’en parfaire le plan musical, et surtout universaliser son propos et non le réserver exclusivement aux seuls catholiques. C’est pour cela que j’ai simplifié moi-même mon iconographie afin de ne concerver que l’essentiel et rendre plus forte l’expression.
Seigneur, délivre les âmes des défunts…. Trace jaune transversale, espoir de lumière divine. La paille nous rappelle la fragilité de la vie, qui peut s’enflammer et disparaître rapidement ; mais aussi nous rappelle que la couche de l’enfant Jésus était en paille, qu’elle est aussi à lié au blé, puis à la farine et bien sûr au pain, élément de vie, nourriture physique et spirituelle. Toute beauté en ce monde est éphémère, vouée à transformation et effacement ; transmutation des corps et des âmes. Le filet nous retient prisonnier, mais j’y reviendrai plus tard. Trois carrés blancs, rappel d’une trinité divine, d’une paix intérieure à laquelle aspire le croyant.

Sanctus
Vénération de Dieu, gloire à toi seigneur, Hosanna au plus haut des cieux ; les trompettes exaltent les prières divines. Fauré sort de sa réserve pour magnifier Dieu tout en restant dans le recueillement.
Dans le « Sanctus » Fauré fait intervenir deux cors et deux trompettes pour provoquer une élévation spirituelle (quatre cors, deux trompettes, trois saxophones plus d’autres instruments en version symphonique). J’avais au départ de la composition de ce tableau prévu de mettre trois trompettes ; puis, après réflexion, j’ai pris la décision de n’en mettre que deux, sans connaitre à ce moment là le nombre retenu par Fauré pour l’orchestration. Là aussi, hasard ou coincidence ? Dans le tableau les deux trompettes, outre le fait d’être deux instruments réels, sont le symbole du travail des cuivres dans toute l’œuvre. J’aurais pu dessiner ou peindre deux trompettes sur le tableau comme cela ce fait dans la peinture classique, la nouvelle figuration ou tout autre peinture représentative ; mais cela pour moi n’a aucun sens, il ne s’agit pas de montrer que l’on sait peindre, mais d’apporter la plus forte subjectivité à l’expression, le plus grand impact psychologique à la découverte de l’œuvre ; pour cela quoi de évident que le réel sorti de son contexte. L’instrument ne joue plus et pourtant il n’en est que plus sonore dans son silence.

Pie Jesu
Cette séquence fut un problème pour moi. Comment aborder cette extase mystique ? Il eut fallu pour rester dans la sobriété absolue ne faire qu’un tableau noir rehaussé d’un point blanc. Possible mais peu expressif en représentation plastique. J’ai donc abordé le sujet par un angle différent, une autre forme. J’ai opté pour une double approche, bouddhique et chrétienne. Bouddhique par le concept de l’impermanence représenté par une trace blanche, expression spirituelle du geste en miroir à l’élément métallique, rouillé, hors de son contexte matériel, en pleine transformation/mutation. L’impermanence est l’une des trois caractéristiques de toutes choses et s’avère etre la cause de la souffrance, Dukkha, le premier principe Boudhique. L’impermanence est universelle et concerne tous les états conditionnés. Chrétien, par les trois carrés blancs notés 1,2 et3, représentation de la trinité, signifiante de cette religion ou plus universellement le corps, l’esprit et l’âme. Pas d’opposition entre ces deux concepts mais plutôt une complémentarité spirituelle, apaisement de l’âme, de l’esprit, du cœur.
Le « Pie Jesu » est chanté originelement par un petit garçon. Gabriel Fauré preferait l’entendre chanter par une soprano mais le choix d’une voix d’enfant découle d’une obligation ou plutôt d’une interdiction de voix de femmes au sein des choeurs dans les édifices religieux ; ceci encore à La Madeleine où Fauré officié.

Agnus Dei
Ici, Fauré allie la forme légère et le tragique ; c’est une séquence d’une beauté particulière renforcée par la reprise des premières mesures de l’Introït qui nous rappelle que la mort est un passage, que la paix et le repos éternel nous demandent un travail de tous les instants dans toutes les formes spirituelles possibles. La lumière vient des ténèbres, le repos, de l’effacement de notre part d’ombre. Dans le tableaux la lumière se fraye un chemin dans les ténèbres, les zones d’ombres éclatent en particules et comme il est dit dans le texte « que la lumière luise pour eux ».

Libera me
Les chaînes nous rendent esclaves dans la vie, elles nous retiennent dans la mort (délivre nous Seigneur de la mort éternelle). Le filet nous retient lui aussi prisonnier (voir aussi l’Offertoire), pris dans ses mailles comme un poisson.
Petit rappel de l’iconographie chrétienne : Le christianisme des origines était représenté par un poisson, Ichthus en grec. De là vient que le poisson fut souvent pris comme symbole du Christ. Pour certains, il représente en même temps l’Eucharistie, c’est-à-dire le Corps, le Sang, l’Âme et la Divinité de Jésus-Christ. Les pains et les poissons sont la manne du Christ unissant les fidèles dans la communion sacramentelle. Ce symbole est encore souvent employé de nos jours.
Le poisson est un symbole chrétien à double sens. Il signifie le Christ et la vie en abondance promise aux chrétiens mais aussi le chrétien romain lui-même : Les chrétiens étaient appelés les pisci : les poissons, les vivants.
Double sens aussi dans l’utilisation du filet dans mes tableaux ; celui-ci sert au pêcheur, celui qui pêche du poisson et prend aussi le pécheur, celui qui commet des péchés.
« Délivre-moi Seigneur de la mort éternelle »

In paradisum
Autre difficulté plastique pour évoquer le paradis ; blanc sur fond blanc eût été la solution la plus simple, la pureté dans toute sa plénitude.
Je ne sais pas ce qu’est le paradis, Fauré ne le savait pas non plus, je suppose ; je pense donc qu’il a voulu évoquer plutôt la perspective d’un paradis, une espérance, une promesse.
Sur le tableau les tissus blancs, pliés, représentent ce qui nous vêtait tant spirituellement que physiquement dont nous n’avons plus besoin désormais. Le petit symbole (rond noir en haut à droite), symbole que j’ai déjà utilisé dans d’autres tableaux, signifie l’unité psychique de l’Être, son individuation, sa plénitude.
« Belles harmonies sans autres justifications que celle d’un plaisir musical si intense qu’il laisse les nerfs de l’auditeur comme irrités » disait Jean Michel Nectoux.
« Délivrance heureuse » « aspiration au bonheur d’au-delà » disait Gabriel Fauré.
A nous d’imaginer le paradis qui nous convient.
Voilà ce que je peux dire sur ce travail. J’espère que le spectateur en saisira l’importance et la profondeur. A chacun maintenant de s’approprier les sept tableaux que j’ai conçus et de vivre, avec la musique de Gabriel Fauré, un moment intense de recueillement, de réflexion, de paix.

Daniel Despothuis
23 août 2019/11 septembre 2020